Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
hkg bkk - Balade à travers la Chine, le Vietnam, le Cambodge, le Laos et la Thailande
14 août 2011

Ko Tao et Ko Pha-Ngan : deux îles et deux styles pour trois voyelles

Avec Yuya, nous louons une moto au débarcadère. Chargés de mes deux sacs et de sa grosse valise, nous sillonnons avec peine les routes de l’île à la recherche d’un coin paradisiaque. Sur les conseils de Paco et Alberto, au guidon, je prends la direction du sud. Là j’ai vu, encore une fois, ce que cette chienne de terre a réussi à faire. J’avais l’impression d’être dans la Vitrine du Juste Prix, avec une photo d’eau turquoise, de palmiers courbés donnant l’ombre au solitaire, de coraux et poissons colorés, et dans l’arrière plan une hutte, véritable antre aux délicieux cocktails.

 

KPNG_05

 

Là, nous partageons une maisonnette en dur nichée sur la falaise par un jeu de pilotis sur roche. En contrebas, à travers les feuilles de palme et de teck, nous distinguons d’imposants galets. Ils me rappellent la Côte de granit rose, sans le rose, mais en tout cas le lieu où je passais mes vacances, plus petit, avec mes parents. Je pense que Yuya ne connaît pas la Côte de Granit Rose, alors je n’en ai pas parlé. D’autant que c’était bien là le seul élément auquel je pouvais me rattacher. Même si le paysage de Trégastel est à couper le souffle, je ne me souviens pas y avoir vu une eau si claire. Je ne me rappelle pas y avoir jamais vu ces bancs de poissons, nageant si serrés les uns contre les autres, qu’ils semblent former une nappe de pétrole qui dérive lentement.

 

KPNG_15

KPNG_04 

Une fois en bas des marches qui nous menaient jusqu’à la plage, nous sommes entrés dans l’eau, voulant nous mélanger à cet hydrocarbure vivant. Là, les coraux, si jolis sur la photo de la vitrine du Juste Prix, nous ont lacérés les pieds. C’était le prix à payer. Malgré tout, avec Yuya, nous passerons nos journées à nous dire que c’est beau, surtout vu depuis le sable. Nous nous concentrions sur le bonheur d’être là. J’avais retrouvé le sourire, l’envie de continuer. Comme si enfin je pouvais (être comme tout le monde, et) profiter tout en sachant que d’autres ne profitent pas. (Pardon pour ceux qui ne s’y retrouvent pas, mais sur mon parcours j’ai souvent eu cette sensation).

 

KPNG_06

 

Les journées furent dictées par les soirées calmes de la veille, la chaleur, et les longs repas de Yuya - il faut que la table soit remplie avant que l’estomac ne puisse l’être. Dans ces instants là, il est difficile de se priver. Lui pour sa semaine de vacances, moi pour mon avant-dernière. Nous nous retrouvons prêts à remplir les mêmes objectifs : profiter de tout, tout le temps se reposer, tout donner, tout manger et manger de tout.    

 

Tout faire aussi : pour la fin du séjour sur l’île, halte au farniente ; nous voilà embarqués dans des cours de plongée. J’y ai là–bas repris goût. Je l’avais détesté après une mauvaise expérience dans les eaux fraîches et sombres de Bretagne, non loin de cette fameuse Côte de granit rose, alors que j’étais encore trop jeune, et que l’hydrocarbure n’était pas constituée de beaux poissons qui nageaient les uns contre les autres dans une eau claire, mais par du vrai, ou du faux qui ressemblait à du vrai. Quelques années plus tard, je m’étais cantonné au snorkeling (vous savez, un tuba, un masque, des palmes et c’est parti), après de magnifique sessions sur la côte Pacifique de l’état de Oaxaca, au Mexique, n’osant pas repartir plus profond. Là, ici, à Ko Tao, j’ai résolu ces foutus problèmes de pression et de tympans, d’eau dans le masque et de détendeur fuyant.

 

KPNG_14

 

Je ne connaîtrai donc aucun désagrément durant ce voyage, pas même ceux imputables au matériel. Comme quoi la plongée pas chère c’est possible, même la bonne. Dans l’eau pourtant Yuya n’est pas aussi à son aise qu’au restaurant. Parmi ses poissons préférés il connaît quelques difficultés de respiration. Peut-être se rend-il compte de ce qu’il mange au quotidien dans son aspect vivant. Et puis il n’a qu’une semaine de vacances, il respire encore trop vite. Moi qui ai pris le temps, je respire tel un champion d’apnée : juste ce qu’il faut.

 

KPNG_19

 

Je sais qu’il n’aurait pas pu prévoir Fukushima, et comment pourrais-je lui en vouloir, mais je le sentais déjà profiter comme si c’était la dernière fois. Emu, il s’emmêlait les nageoires. Il était pataud dans l’eau. Après la plongée, sur le pont supérieur, nous prenions comme il se doit quelques photos souvenir. Yuya, la tête ailleurs, pensait déjà au déjeuner qui allait lui permettre de rester au fond pour la plongée de l’après-midi. Et ainsi passaient les heures, à attendre que les autres passent, les nocturnes.

 

Ko Tao n’est pas une grande île quand vous n’êtes pas explorateur. La zone que se réservent les flemmards est ouest-côtière. L’autre côte de l’île n’est réservée qu’aux champions de moto-cross qui ont réussi à passer la « colline » sans plus grand dommage, ou de ceux qui ont soudoyé un petit vieux pour les amener en bateau en la contournant.

 

KPNG_20

 

Alors, à la nuit tombée, toujours à moto, nous remontions la longue plage de l’ouest. Tout du long, des bars à coussins installés directement sur le sable frais. Là, de petits feux crépitent avec une science de la mise en scène parfaitement maîtrisée. Parfois, des guitaristes étrangers reprennent des classiques de pop anglaise, et étrangement, c’est tout à fait ce qu’il convient. On se laisse porter, on ne se parle pas, avec en toile d’arpèges, de discrets roulis de vagues arrivant apaisées à bout de leur longue course folle.

 

KPNG_16

 

Au matin du quatrième jour, Yuya et moi arrivons sur une nouvelle île : Ko Pha-Ngan. Comme promis la veille lors de notre dernier repas à Ko Tao, nous nous séparons. Dans une cantine d’un bord de plage, il m’avait dit entre deux cuillerées de curry vert, « Tomorrow we should separate ». Ça m’avait surpris, car c’était venu un peu abruptement, comme un cheveu dans la soupe pour de vrai, mais il avait raison. Alors sur le quai, ce lendemain matin-là, nous nous serrons la main et nous souhaitons bonne continuation. J’ai avec moi son adresse à Nagoya et un CD de Analog B, autrement dit Yuya (Baba de son nom de famille, à ce qu’il m’a dit) qui enchaîne de bons vieux tubes roots remasterisés (ça tombe bien non ?) avec plus ou moins de talent. Je n’ai rien pour l’écouter mais je lui promets de le faire une fois rentré en France. Ma sentence est venue dans la phrase qui a précédé, mais je ne lui en veux pas, il n’avait pas pu prévoir Fukushima.

 

Comme il n’y a lorsqu’on est au bout du quai qu’une seule direction dans laquelle aller, je laisse Yuya prendre de l’avance. Un romancier aurait pu faire croire que plus tard les deux personnages se rencontreraient par hasard, mais l’île est trop grande et ce fut bien la dernière fois que je le vis. Je partirai cette fois-ci seul, à moto, depuis le débarcadère, sillonner les routes sinueuses de l’île. J’atterrirai dans un hôtel le long d’une longue plage, fait de petites maisonnettes en dur dont les murs sont ornés de coquillages et de petits galets. Je suis le seul client de l’hôtel. Seul réellement. La cuisine est fermée. Internet ne marche pas. Il y a une jeune fille, grosse pour ne pas dire énorme, qui reste allongée sur un divan tout au long de la journée, et qui soupire lorsqu’elle me voit approcher de trop près, même lorsque je viens pour payer. Il y a un chien fatigué, qui tourne désespérément autour d’une gamelle vide. Le soir, je suis seul face à la mer, depuis ma petite terrasse au rez-de-sable. Le romancier n’aurait pas pu faire mieux comme retournement de situation.

 

KPNG_01

 

En effet, je suis bien loin de ce que j’ai craint en arrivant sur l’île. Alors que nous sommes encore sur le bateau, pendant que les mousses l’amarrent, des dizaines de rabatteurs se livrent à une performance des plus incongrues. Sur le quai, à la limite de tomber entre ce dernier et le bateau, des petites dames et des petits hommes, scandent le nom de leur hôtel en même temps qu’ils vous donnent l’impression que vous, oui, vous, êtes la personne idéale pour y séjourner, que cet hôtel est fait pour vous plus que tous les autres. L’agitation est extrême au regard des touristes qui, massés sur le pont, sont tout d’abord amusés, avant qu’ils ne se mettent à redouter la descente du bateau. Pourtant il n’y a rien d’autre à faire que descendre sur l’île, et il n’est pas possible de reculer. A ce moment-là, moi, touriste au milieu de mes semblables, je me demande ce qui va m’attendre et où je suis venu.

 

KPNG_03 

 Heureusement, comme j’ai l’habitude d’esquiver, la crainte s’est rapidement dissipée, et comme ces îles thaïlandaises offrent de nombreuses variétés, présentent plusieurs visages, je ferai ma route, seul et sans aide, sans besoin d’être élu par cette petite femme en rose, qui avait jeté son dévolu sur moi et bien d’autres, malgré l’impression d’exclusivité qu’elle semblait m’accorder.

 

KPNG_08

 

La journée les routes vertigineuses de l’île défilent sous mes roues usées. J’explore de petits chemins, je m’arrête à de jolis points de vue. Au hasard, une cascade, une pointe escarpée, un banc de sable. Il y a un sentiment (mesuré) d’aventure, de liberté. Sur la plage d’une petite crique, alors que le lointain se transformait en orage certain, je commence à griffonner un texte sur mon carnet, pour passer le temps :

 

KPNG_12

 

         « Au fur et à mesure que le voyage avance les programmes deviennent flous. On arrive quelque part car on a entendu dire que c’était bien. On ne sait pas bien ce que l’on va y faire, ni combien de temps on va y rester. Cela dépend. Et lorsqu’on nous demande à l’hôtel combien de nuits on compte dormir, on dit que l’on ne sait pas, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance, on se précipite moins. On essaie de s’établir, avoir des repères que la bougeotte n’offre pas. On retourne manger au même endroit car l’on recherche quelque chose que l’on connaît. Comme une habitude. Un chez soi. On stagne dans sa chambre, on y déballe ses affaires. Pour toutes ces raisons, la Terre doit devenir votre maison, à défaut qu’elle ne le devienne, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance, on est à la recherche de nouvelles choses. Cela peut paraître en opposition avec le paragraphe précédent, mais il faut admettre que le voyage est complexe. Alors, on essaie de surenchérir : du rêve, du rêve et encore toujours plus de rêve. On essaie de vivre de nouvelles aventures, de profiter de petits luxes qu’on s’était interdits jusque là, on essaie de profiter mieux, ou disons de profiter au mieux, au fur et à mesure que le voyage avance.

Au fur et à mesure que le voyage avance, quand on rencontre quelqu’un, on lui pose toujours les mêmes questions, et on répond toujours aux mêmes ; tout du moins au départ. Après on s’enrichi toujours de questions et de réponses plus saugrenues, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance on se pose de plus en plus de questions. Les réponses viennent comme vous le pensez bien, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance on veut manger des choses impossibles : le couscous de maman (et pas que), le bœuf bourguignon du 5 rue d’Obernai, le waterzoi de ma chère tante, un kebab (oui c’est bizarre), une tarte flambée, les piadine que l’on a goûtées un soir à Lignano, les pâtes au saumon de fin de soirée chez un peintre à Besançon, les filets de sandre sur un bord d’étang de la famille qui peut-être les prépare le mieux de la seule famille qui les prépare, les accras de morue faits comme ça, en toute simplicité, sur un coup de tête, avant un concert à La Laiterie, comme ç’aurait pu être des pâtes aux morilles, des nems accompagnés de Moussaka dans une tour penchée (Sissi), les pâtes sauce londonienne d’un suisse exilé, et bien d’autres plats dont les saveurs me montent mentalement à la bouche au fur et à mesure que mon voyage avance.

Au fur et à mesure que le voyage avance on a les cheveux qui frisent, la peau qui joue au caméléon, le ventre à l’accordéon. On a les tong qui se font, les T-shirt qui se défont. Et ainsi font font font les jours, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance on comprend bien la chance que l’on a de vivre en France. La vie n’est pas toujours facile sous les palmiers, et même si la misère semble moins pénible au soleil, on ne peut s’empêcher de se dire que ces gens-là ne méritent pas de galérer plus que nous. Cela vous donne l’exemple et la hargne, l’humilité et l’ambition. On se dit que c’est bien d’avoir vu tout ça, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance on observe naturellement que sa fin approche. Mais en fait pour l’heure on n’y pense pas vraiment, c’est encore trop loin, presque impensable, parce qu’on est dedans, en son milieu. Mais c’est un fait, le temps s’écoule, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance, et ceci est curieux, on accepte plus facilement de se faire entuber. L’accoutumance par petite dose, juste la supposition, ou simplement l’acceptation. On sait que l’on se fait entuber, mais lorsqu’on a vu ce voyage avancer, même si tout n’est pas très bien répartit, on sait que la différence entre nous et eux est bien plus grande qu’entre eux et eux, alors on donne à croire que l’on n’est guère mieux qu’un pigeon, alors que c’est tout l’inverse, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance, on pense à l’après voyage. S’aura-t-on convaincre de l’utilité de celui-ci ? S’aura-t-on faire comprendre qu’il fut indispensable ? S’aura-t-on en faire usage, voire profit ? Le faut-il ? Aura-t-on évolué ? Changé ? Aura-t-on tout bien compris ? Que nous faudra-t-il de plus après ? De moins ? De différent ? S’aura-t-on reconnaître le richesse de chez nous ? Manquer celle d’ailleurs ? Et le regard dans tout ça ? Le jugement, l’émerveillement ? Sera-t-on plus supportable ? Plus agréable ? On se tourmente beaucoup au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance on emmagasine des adresses mail sur son carnet ou tout autre support que l’on perdra probablement. Certains la donne comme si cela devait se faire, d’autres parce qu’ils pensaient écrire, mais seuls quelques uns prennent le temps de maintenir le contact au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance on croise des têtes déjà croisées. Même si parfois on essaie de prendre des chemins de traverse, il faut bien accepter qu’il y ait des passages obligés, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance, on se parle à soi-même, pour se demander conseil, pour se conforter dans ses choix, pour entendre sa langue, et on trouve ça de plus en plus normal, au fur et à mesure que le voyage avance.

         Au fur et à mesure que le voyage avance, les adieux s’accumulent, les bonjours renaissent après… »

 

… et puis la pluie arrive, après l’orage. Je mets précipitamment mon carnet à l’abri, avant d’en trouver un. Je me réfugie sous la terrasse de la paillote la plus proche. Le lieu est désert. Personne ne viendra me demander si je désire quelque chose. Je ne désire rien. Je me dis que la pluie a signé la fin de mon texte. J’ai pourtant encore dans ma tête des phrases qui se construisent autour de cette ritournelle « au fur et à mesure que le voyage avance ». Sur la tonnelle de la terrasse, les gouttes provoquent un vacarme envoûtant. A travers elle je vois la plage déserte, elle aussi. Les arbres dansent, les parasols tombent, entraînant avec eux sans difficulté les tables légères. Je ne peux reprendre la route tant la pluie tombe avec abondance. Pourtant je n’écris plus, je ne relis pas. Je repense à mon voyage. Certaines phrases sur mon carnet me viennent à la bouche au mot près, sans même les relire, signe que ces phrases sont venues naturellement, qu’elles avaient peut être même été mûries dans un coin de ma tête, sans que je m’en aperçoive, au fur et à mesure que mon voyage avançait.

 

Sur les quatre jours que j’ai passé à Ko Pha-Ngan, par deux fois j’ai tenté de m’immiscer au milieu de la foule de Hat Rin, sur la pointe sud de l’île, là où la fameuse Full Moon Party a lieu douze fois par an. Je ne serai pas sur l’île quand elle aura lieu, je la quitterai deux jours avant : je veux encore faire pas mal de chose avant de m’envoler pour de bon. Dans les petites rues de la ville, l’ambiance commence à monter, les routards à arriver, les hôtels à se combler. Je crois que même si j’avais été là pendant la fête j’aurais eu du mal à y prendre part. Cela fait quelques temps que j’ai l’impression d’être coupé de la fête. J’aime pourtant aller l’observer, mais j’ai l’impression de ne plus avoir l’envie d’y participer. Sur la plage de Hat Rin Sunset, il y a des bandes de jeunes décomplexés qui bronzent et s’échangent des ballons en tout genre, avec le dernier shorty à la mode, un bronzage parfait, des formes plus qu’acceptables.

 

KPNG_18

KPNG_02 

La musique des bars inonde la grande crique, les salons de tatouages débordent sur la rue qui mène à la plage, les restaurants sont pleins. On y diffuse les rencontres sportives américaines ou européennes selon l’heure. On y mange des pad thaï, des burgers, ou des crêpes, en se mettant du mieux possible là où soufflent les ventilos. C’est fatiguant, mais il faut le faire. C’est ça la vie à Hat Rin deux jours avant la Full Moon Party. C’est ça la vie d’un certain nombre de baroudeurs parmi lesquels je me serais compris si mon programme et mon envie n’avaient pas imposé le contraire.

 

KPNG_11

KPNG_13 

Je logeais à environ 30 minutes de là en moto le long de ma magnifique plage. La route entre les deux était splendide, mais plus au nord de ma petite case elle l’était encore plus. Le soir, j’allais dans un de ces bars reggae perdus le long cette route qui montait vers le nord et qui, à moitié enfoncés dans la végétation qui descend vers le rivage, donnaient à réfléchir sur fond de musique apaisante et point de vue sur mer étale. J’y étais seul souvent, les jeunes touristes étant sur la plage et dans les bars de la pointe sud que j’ai décris quelques lignes plus haut. Dans mes bars, il y avait bien trois ou quatre gros rasthaïs qui faisaient office de serveur(s) alors même qu’ils étaient affalés sur des nattes tressées et des coussinets colorés. En contrebas, j’apercevais des gamins qui aidaient leur père à rafistoler une canne à pêche, des couples qui peut-être, après la folie d’un mariage citadin étaient venus s’exiler là quelques jours, et qui sans doute se réaffirmait leur amour en traînant les pieds dans l’eau, et puis, une belle étendue de sable que personne d’autre ne foulait pour en laisser un peu à ceux qui comme moi étaient venus jouer les Crusoé à quelques kilomètres de ceux qui jouaient la partition d’un 21e siècle assumé. C’étaient de belles images, que j’essayais de décrypter depuis mon perchoir, et je ne sais pas si ces mots vous permettent de ressentir et pour moi d’exprimer le sentiment qui m’habitait alors.

 

De la Thaïlande, et de cette île en particulier, on a souvent une autre image, plutôt mauvaise il faut dire, à cause de la Full Moon Party et de tous ces types stéréo, ces destituées pro et ces coqs à inhaler n’importe quoi qui la caractérisent. Encore que tout dépend ce que l’on recherche. Car, si on s’en donne la peine, la Thaïlande ne ressemble pas seulement à ça. Je n’ai rien fait d’extravaguant, je ne suis pas allé m’enfoncer dans les épaisses jungles du nord, je ne suis pas allé plonger jusqu’à des profondeurs délirantes, j’ai juste été dans quelques uns de ces bars le long de quelques unes de ces belles routes, et là, les images que j’avais à ce moment-là devant mes yeux, les sons qui parvenaient à mes oreilles, les senteurs qui arrivaient jusque sous mes narines, me font dire que la Thaïlande comme ça, ça vaut son pesant de cacahuètes qu’il y a dans un pad thaï, et que j’y retournerais bien. A ce moment-là, seul comme dans beaucoup d’autres, tiens comme la veille sur ma plage, j’avais le sentiment de mieux vivre cette solitude. J’avais même le sentiment du travail bien fait.

 

KPNG_17

 

Ensuite je démarrais à nouveau ma moto. La route qui partait encore plus vers le Nord jouait les montagnes russes. Je ne sais pas vraiment ce que je recherchais, en fait rien en particulier, voire tout, mais ce n’était pas non plus la vitesse. J’y allais même parfois à l’économie de kérosène, de manière à pouvoir rentrer. Le soleil, s’il n’avait déjà disparu, baissait sur la mer, lui donnant l’aspect et la sérénité d’un tissu bouddhiste flottant au vent. La végétation devenait sombre. Mon tempo diminuait. Je me serais bien laissé emporter au hasard d’un fait marquant, mais rien ne se passait sur ma route. Seuls les paysages étaient marquants.

 

KPNG_07

 

Le fait est que ces îles (et celle-là est bien plus grande que la précédente), vous confinent par le simple fait qu’elles sont îles. On peut donc le soir, sans objectif, prendre la route car l’on sait que quoi qu’il arrive (et plus encore quand on sait qu’il ne se passera rien), on ne peut aller bien loin, et que l’on finira par retourner là où personne ne nous attend, comme si c’était chez nous.

 

J’ai pris beaucoup de plaisir dans cette solitude. Elle était plus assumée. Je ne sais pas si elle était la plus appropriée avant mon retour, mais finalement, sur Ko Tao je n’étais pas seul, et, ici si j’avais voulu, j’aurais pu ne pas l’être. Simplement, sur ma partie nord de l’île elle me paraissait évidente, alors que si j’avais élu domicile dans la partie sud, elle aurait paru défaite.

 

Je n’ai pas revu Yuya. Il devait certainement être en tout cas, là parmi les autres, sur la plage de Hat Rin où l’on attendait impatiemment que la fête commence. C’est donc dire qu’il n’y a pas de schéma clairement défini dans le voyage. Au fur et à mesure que le voyage avance, on peut passer des moments partagés et festifs, d’autres partagés et plus calmes, et d’autres non partagés. Le voyage vous rend caméléon, si vous ne l’étiez déjà, au fur et à mesure que ce dernier avance, bon gré mal gré.

 

Sur mon île, où je n’étais finalement qu’un Crusoé parmi tant d’autres, j’ai rencontré quand même un vieux barbu d’une soixantaine d’années. C’était le seul à vélo. Un BMX en réalité. C’était déjà bien déroutant comme ça, mais ce n’était pas tout. C’était le seul à avoir une barbe et les quelques cheveux longs qu’il lui restait, colorés à la manière d’un mec qui se serait affalé dans un cours d’aquarelle. Bref le personnage était assez atypique dans le style, mais finalement des gens perchés on en a déjà rencontré. C’était probablement le seul dans son cas aussi. Il était coincé sur l’île sans son passeport anglais, et vivotait chichement en attendant qu’il lui réapparaisse. Dire qu’il sentait bon serait mentir. Il m’a taxé des minutes d’Internet afin qu’il puisse parler avec son fils, et voir si sa pension allait finalement lui être versée. Son histoire est compliquée, et la détailler ici serait long. Comme il avait également perdu ses lunettes (le pauvre) il était muni d’une loupe, qu’il tenait entre lui et l’écran, et le tout était passablement pathétique. Je lui ai proposé mon aide, en jouant la secrétaire, parce que d’un autre côté, plus ça allait vite, moins je payais, mais rapidement j’ai révisé mon jugement sur les gens perchés, et je me foutait des quelques bath que je lui laissais.

 

En rentrant de mes périples du soir, je le croisais aux abords du petit Seven Eleven qui était perdu là sur le bord de l’île, dans un petit bourg d’à peine quelques cyber-cafés. Il poussait régulièrement la porte du frigo que sont les magasins de la chaîne, sa tasse à la main, pour y couler de l’eau chaude sur un thé qu’il sortait d’un sachet plastique roulé dans sa poche. Il passait ces soirées comme ça, à siffler de vieilles feuilles ; ce n’était pas un poivrot. En discutant, j’ai pu avoir la certitude que ce n’était pas non plus un illuminé. Il attendait son heure, c’est tout. Ça l’avait forcément rendu philosophe, mais à part son style (son apparence), il restait plutôt lucide et équilibré, et il s’abstenait de refaire le monde. Bien sûr, il essayait de gratter à droite à gauche, mais en restant plusieurs fois de longues minutes avec lui, je me suis rendu compte qu’il fallait bien qu’il mange, et puis le mail qu’il m’a fait envoyer à l’administration de Sa Majesté, ç’aurait été fort que ce soit un coup de bluff visant à se faire payer un hot dog à ten cents. Mais après tout je ne suis peut-être qu’un pigeon parmi tant d’autres.

 

Oui, ma vie à Ko Pha-Ngan était bien loin de la fête. Mais je me sentais bien, le long de ma route qui longe la côte, le long de ma plage, avec ma moto, ma vendeuse de pétrole, ma machineuse à laver, mon vieil anglais coloré, le chien de l’hôtel qui venait voir jusqu’à ma case si je n’avais rien à grailler, la petite teneuse du cyber-café qui s’est excusée à chaque fois que je suis revenu après ce soir d’orage, ce soir où j’ai perdu mon travail à cause d’une énième coupure d’électricité alors qu’elle n’y était pour rien, le jeune vendeur du Seven Eleven qui veillait toute la nuit, pour peu qu’un client improbable n’arrive, à moins que ce ne soit pour mon buveur de thé, mes serveurs rasthaï affalés des bars reggae, mes couples en lune de miel qui se promenaient main dans la main les pieds dans l’eau, ma loueuse de moto qui se marrait pour un oui ou pour un non tant qu’on lui ramenait sa moto sur ses deux roues, le jeune couple du restaurant d’à côté de ma case, pour qui j’étais souvent le seul client, et qui un soir d’orage m’a disposé à la hâte de nombreuses bougies sur ma table pour que j’y voie clair, la lune, les oiseaux, les nuages et les falaises sauvages pour le spectacle qu’ils m’ont offert, oui, mais oui que j’étais bien là au milieu, au milieu de ce monde là.

 

KPNG_09

 

Et, je trouvais sur les routes de ce monde-là et dans leurs à côtés, des chemins, des chemins au bout desquels souvent quelque chose semblait m’attendre, un quelque chose qui me faisait dire que j’avais eu raison de passer sous une barrière, de louer une moto, de prendre un bateau, de faire ce long trajet, de m’être mis des images plein la tête, d’être en cet après midi d’hiver, à Bruxelles, monté dans un avion, et d’avoir cliqué, ce soir là, tard dans la nuit, dans ma maison où mon projet n’avait pas suscité l’engouement de tous, ce soir où je me suis même demandé au fond de moi si je ne faisais pas une grosse connerie, d’avoir cliqué sur ce qui m’engageait pour cette fantastique aventure qui allait commencer deux mois plus tard, cette aventure désormais obligatoire puisque j’y engageais toutes mes économies, cette aventure qui aujourd’hui, avec le recul suffisant malgré l’écriture à chaud de ces interminables articles, me semble avoir été l’une des bonnes décisions que j’ai prises ces dernières années, tant je sais que ce voyage me marquera, si ce n’est toute ma vie, encore longtemps, et, je trouvais donc, sans même devoir beaucoup chercher, la réponse invariable qui se présentait, dans ce virage comme dans tous les virages qui m’ont orientés « là-bas », cette réponse simple, cette évidence qui tient en trois voyelles.

Publicité
Publicité
Commentaires
hkg bkk - Balade à travers la Chine, le Vietnam, le Cambodge, le Laos et la Thailande
Publicité
Archives
Publicité