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hkg bkk - Balade à travers la Chine, le Vietnam, le Cambodge, le Laos et la Thailande
5 mai 2012

Bruxelles : le tournage d’un retour

Sur la terrasse d’un petit restaurant non loin de la place Dailly, au pied d’un étale de crustacés, sous deux arbres ayant été plantés là, trois dames et un jeune homme se délectent de la saveur iodée des Marennes-Oléron. Le patron leur a conseillé un Gros-plant-du-pays-nantais. Une découverte pour eux. Les mollusques sont arrachés de leurs coquilles dans de grands schlupps. La terrible pression que les passagers du vol Helsinki-Bruxelles ont pu lire sur les traits du jeune homme quelques heures plus tôt, a totalement disparue. Peut-être ne le reconnaîtraient-ils pas. A les observer, on peut noter que le jeune homme est bronzé, et que les dames deviennent, à mesure que le gros plan avance, rouges. A la faveur de ce mouvement de caméra, on peut alors observer avec plus d’aisance que les uns et les autres ont la même attente, et malgré l’attitude trompeuse, la même impatience. La seconde caméra, celle du contrechamp sur la jeune fille, montre qu’elle est plus en réserve que l’une des deux dames qui est cadrée par la caméra trois. Le perchman maintient le micro au dessus du sujet cadré par la caméra trois.

Le soir, ma mère, ma sœur, ma tante et moi, sommes allés au restaurant. Après l’aéroport, j’avais eu à peine le temps de poser mon sac à l’appartement, que nous nous étions empressés d’aller manger. Déjà à la sortie de Zaventem, dans la voiture, nous avions parlé du restaurant. Là, nous avons commencé à nous raconter. Si elles avaient pu lire de mes aventures à travers ce blog, j’en savais beaucoup moins d’elles, très peu sur les évènements du quotidien et des personnes qui constituent leurs entourages. J’avais eu quelques nouvelles de temps en temps. De temps en temps pourtant. De temps en temps seulement. Pas toujours bonnes, terriblement triste pour l’une, juste des nouvelles qui vous raccrochent, à travers deux trois détails, parfois des nouvelles qui vous font l’envie de revenir pour trois jours, et puis aussi parfois des nouvelles qui ne venaient pas. Des contraintes, je n’étais pas le seul à en avoir eu.

Les regards et les paroles. Tout s’échange. La table, rectangulaire, forme l’écran idéal pour dresser le ton de la soirée. La précipitation désordonne le retard à rattraper, mais donne une certaine normalité aux personnages. Ceux-ci déroulent les questions et les réponses coupées par les questions. Le montage est très séquencé. La caméra à l’épaule souligne l’urgence et l’imprécision des propos. Le son alterne les mots forts et les silences. C’est une entrée en matière digne des Marennes. La mer, l’attente, et les deux enfants qui dévorent. Le père au port ô perd.         

Ce que j’ai en fait malgré tout retrouvé de mon voyage dans ce repas, c’était l’abondance et le partage, les commandes qui se suivaient avec ce sentiment du « on s’en fout », « on s’en fout de combien ça coûte », et du « on s’en fout qu’on parle fort. On est là, on est nous, et qu’importe ». On était là, on était entre nous, et ce repas aurait pu être le dernier. On ressemblait à une famille de chinois au restaurant, sauf que l’on était beaucoup moins nombreux, mais rien d’étonnant à cela, et que l’on a commandé en une seule fois, sauf les desserts.

Les mots captés par la perche semblaient couler comme les larmes timides que les observateurs attentifs avaient pu déceler sur le même sujet quelques heures plus tôt, à l’aéroport, non loin des portes coulissantes de la zone neutre. La chevelure déjà un peu plus sel que poivre, fait songer le spectateur sociologue du rang quatre qui aime les films contemplatifs, et si possible longs, que c’est peut-être la mère du jeune homme, parce qu’il a en même temps fait un rapide calcul. Sont-ce des questions, des histoires sans fin ? Le montage a décidé d’une ellipse, avec une succession de plans larges et tournants. La patience du perchman a été boudée. Quelques notes de pianos accompagnent le tintement des couverts et le doux ronronnement de véhicules passant à faible allure. Le but est de montrer que la soirée avance, et que les trois dames et le jeune homme ont à se raconter. De temps en temps le jeune homme parle aussi, mais brièvement. L’important n’est pas, aux yeux et aux oreilles du réalisateur, de dévoiler tout ce qui s’est dit, mais de montrer l’état d’esprit. Cela évite aussi de montrer l’état d’ébriété qui commence à habiter, à différents degrés, les paroles des uns et des autres.

Nous bavardions. Nous voulions chacun parler, et chacun entendre. Nous écoutions donc l’autre. Tout coulait assez naturellement, un peu comme le gros-plant, avec respect. Nous flottions sur les mots comme un bouchon de gros-plant sur la mer. Il y avait des moments d’accélération lorsque la vague arrivait, puis le moment de lévitation, une fois au sommet. Nous restions là un moment, avant de redescendre sur la pente douce qui se forme derrière toute vague. Nous avions la sensation de chute libre. Puis nous étions dans un creux, celui où l’on reprend son souffle et son esprit, avant que la suivante n'arrive. Notre conversation était rythmée par le flot des mots qui viennent de l’autre côté de la mer. Nous étions sur les vagues.        

Le perchman avait pourtant fait le boulot, le pauvre ! Tous les figurants l’ont vu. Long maintien en position au dessus du sujet de la caméra trois. Un aller-retour rapide au dessus du jeune homme. Retour à la position d’attente au dessus du sujet de la caméra trois. De longues secondes. Puis un autre aller-retour. Et là, la scène reprend avec le son de la table alors que la discussion connaît un temps de repos. La perche ne fixant pas les sourires, la caméra quatre décide avec un plan serré d’un mouvement doux allant de la jeune fille à l’autre dame. Le sourire de la jeune fille était maîtrisé, lèvres rentrées, gardant la saveur d’une gorgette de vin. On a pu voir aussi, la fin du mouvement de repose du verre, un regard complice avec le jeune homme. Le sourire de l’autre dame, du même âge de la dame qui donne des crampes au perchman, est plus entier, plus relâché. Le plan se fige. Elle ne dit rien et sourit largement. Ses yeux semblent s’évader même un peu de la table. Elle n’a besoin ni d’huîtres ni de vin. Le plan se termine sur elle. Tout à coup le perchman n’a plus aucune utilité. Plus rien ne se dit. On entend vaguement à une table voisine un garçon demander si tout s’est bien passé. Les caméraman se régalent. C’est là qu’ils ont les plus belles images. Le perchman attrape une bouteille de Spa qu’on lui tend. La perche tombe un peu, mais la caméra une évite son entrée dans l’image avec un plan du jeune homme qui s’adresse à toutes. Dans le même temps, la caméra deux capte sa main qui déchire une boulette de mie d’un morceau de pain. Il la presse entre ses doigts. Lorsqu’elles répondent, toutes un peu dans le même moment, il l’insère délicatement dans sa bouche et la garde en attendant que le vin vienne l’imbiber. La scène est longue et le but du réalisateur semble davantage être celui de montrer que ces gens se redécouvrent plus que celui de montrer par quels mots ils le font. Le spectateur du rang quatre s’emballe. Ça lui a tout l’air d’une scène intéressante. Comme il en a l’habitude, elle ne débouchera sur rien. Tous les rushs ont été exploités. Il analyse dans les gestes plus que dans les mots.

Une chose est sûre, c’est qu’au cours de cette soirée, j’ai complètement oublié les caméras, les perches, les rails, l’équipe qui nous accompagnait et qui tentait de se faire la plus petite possible sur ce coin de trottoir, où il avait été décidé de filmer nos retrouvailles. Je ne sais pas si les trois dames assises à la même table que moi, ont ressenti la même chose, ou au moins une sensation semblable. Jouait-on ? Etions nous l’objet d’un film documentaire ? D’une publicité pour un des produits que nous dégustions ? Allait-on conserver six plans où nous avions de grands sourires et des dents blanches ? Allions nous nous fourrer un logo sur la tronche au bout de quelques secondes ? Une voix-off allait-elle recouvrir nos derniers mots ? A cet instant-là je m’en foutais totalement car je n’étais pas conscient de la présence de tous ces gens-là.

Après les huîtres, et un temps d’attente ayant permis de finir le gros-plant, les entrées arrivèrent en deux temps. A peine dérangés par les serveurs, les quatre convives burent la dernière gorgée qui restait dans leurs verres, presque simultanément. Puis chacun se mit à évaluer son assiette. Les présentations, travaillées mais sans trop, reçurent un accueil enthousiaste. Pour le goût, la jeune fille et le jeune homme se promirent avant même d’y toucher, de se faire apprécier respectivement leurs assiettes. Les deux dames s’en amusèrent et finirent par les imiter.

Même dans ces moments où les paroles et les actes ne semblent que dirigés vers ce que des organes plus animaux peuvent comprendre, les retrouvailles se font. Je sais que pour elles, enfin je l’espère, ce repas offert, ce repas dont jamais je n’avais osé rêver le long des routes de mon long voyage, était une façon de me dire que j’étais de retour parmi elles, et qu’elles en étaient contentes. Pour moi, ce repas où j’étais invité de la sorte était non seulement tellement loin de ce que j’avais pu vivre, qu’il en devenait aussi porte de sortie, et porte de rentrée. Une chose était évidente : ce sont elles qui me les ont fait passer, coup sur coup. Elles m’ont accompagné dans ce retour sur Terre. Après en avoir parcouru un bout, avec mêmes quelques escapades sur les mers, tout était réellement, pour le coup, fini. J’avoue avoir même pensé à un moment au boulot. Dans un moment de calme, sous l’effet de l’alcool, une prise de conscience, à l’écart. Je décide de reprendre la parole, pour faire s’en aller cette pensée, effrayante sur le moment.

La lumière se fait moindre. La caméra trois reprend son activité avec le jeune homme. Par un jeu d’éclairage pas prévu mais bien exploité par le chef opérateur, il apparaît dans un rai de lumière statique mais vivant. Il raconte et la perche saisi. Elle saisi que le texte est au passé pour ses aventures. Que l’univers qu’il décrit est au présent. Qu’il est accessible à tous, et que tous pourraient y ressentir quelque chose. Que tous pourraient raconter au passé des aventures. Comme les trois dames passent un peu du coq à l’âne, son récit aussi. On y entend que les choses vues sont parfois éloignées, parfois proches, dans le temps. Que ces dames avaient compris, encore que le pluriel est là pour marquer une solidarité non démontrée, des choses parfois justes, parfois différentes, parfois aussi éloignées de la réalité. Que les choses vues sont pour certaines encore assez mal comprises par celui qui les a vues. Parfois il les affirme même sans grandes certitudes. Le spectateur contemplatif du rang quatre n’est pas dupe, et décode.

Nous avons pris pour le plat des choses très différentes. Une anguille au vert pour ma tante, un dos de cabillaud pour ma mère, une cassolette de Saint-Jacques pour ma sœur, et une entrecôte maître d’hôtel pour moi. Depuis le temps que j’en rêvais. J’ai peut-être pas joué le jeu du poisson jusqu’au bout mais du bon poisson j’en avais mangé quelques arrêtes dernièrement. Des pêchés-grillés. Mais là, de retour sur mes terres, je voulais la tendresse du bovin. Une sauce béarnaise. Une salade verte à la place des frites. La simplicité. Trois couleurs. Un retour sur Terre.

Le spectateur voit à l’image la table qu’il observe depuis un moment déjà. Sur la nappe blanche, tout est devenu un peu bazar. Les assiettes sont à ce moment précis presque vides, les derniers coups de fourchettes finissant le sale boulot. A la fin, il restera des traces de sauces sur la porcelaine blanche et des couverts en travers, qu’il faudrait aller vite laver. Au-delà du carnage décrit, le spectateur comprend que l’élastique de l’éloignement est en train de se relâcher. Il y a des mouvements rapides et contraires qui s’atténuent, le temps que les conditions initiales soient retrouvées. Les physiciens doivent avoir un mot pour ça. Ce mouvement naturel, est clairement associé au voyage. Le réalisateur a osé ce moment complexe : montrer sur un plan fixe un voyage. Montrer que cette soirée là n’aurait peut-être pas été possible sans le voyage d’un des participants. Comme si les plats n’auraient pas eu la même signification sans ce voyage. Le tour de force est assez bien exécuté, car en fond, on distingue toujours des tables autour desquelles on parle peut-être de voyage, mais sans doute de beaucoup d’autres choses, et les caméras restent braquées vers celle où l’on peut voir plus loin, celle où l’on sent d’autres parfums, celle où l’on voit d’autres lumières, celle où l’on entend d’autres chansons, celle où l’heure n’a pas d’importance.

Nous avions donné notre accord à l’équipe pour nous filmer, pour filmer ce retour. Lorsqu’à Chiang Rai, j’avais reçu la proposition du tournage, j’avais été précis dans ma réponse. C’était un oui, mais à la seule condition que l’on ne livre pas ce que l’on se dirait réellement. Le réalisateur a tout filmé, mais le montage a respecté ma demande. Nous avons mangé un dessert, pour finir le voyage.

Le jeune homme, après avoir été enfin bavard, redevient taciturne. Ses mots, comme les vagues arrivées par à coup, finirent par s’atténuer sur le sable. Il regarde ses tongues. Il y a des grains sous les lanières. Il agite le pied pour les évacuer. Les grains collent et quelques uns résistent. Ces grains sont sans doute rapportés de la dernière plage où il a marché. Les trottoirs bruxellois qu’il a empruntés depuis l’aéroport n’en présentaient pas. Le spectateur peut ne pas décoder l’image à ce point, et cette clé est à préciser lors des cours par les professeurs. Cette gratture de rappel, le fait replonger. Dans le sable chaud et doux des îles. Les odeurs sucrées du dessert s’évaporent elles aussi, presque insignifiantes. On voit sur les traits du jeune homme que dans sa tête, il est reparti. Brièvement, juste quelques secondes. Il revient à la table car il y a toujours deux trois grains qui l’enquiquinent, et qu’un serveur vient apporter le café, avec un spéculoos. Il revient à la conversation en commentant le craquant du biscuit. Le café court revient lui aussi après un long moment. Il faut tout réapprendre même celui de partager un dîner, de boire un bon café.  

Pour moi c’était fini d’affronter le restaurant seul. Non pas que je l’ai ressenti une seule fois comme un affrontement, et non plus parce que j’avais été seul tous les soirs. J’ai partagé des repas, et j’avais faim au moins deux fois par jour. Mais c’était fini de traîner devant les restaurants, lorsque j’étais seul, pour savoir où j’allais m’installer, à peser et sous peser le lieu où j’allais me sentir le mieux, en égrainant les rues, lorsqu’il y en avait plusieurs. C’était fini le carnet entre le coin de la table et mon assiette ; la tenue des comptes, l’écriture d’improbables articles, l’élaboration d’itinéraire hasardeux. Finies les observations longues des tables voisines, de la rue devant moi, de mes pieds sous la table, de ces pauvres lignes sur ce carnet déglingué, de ma main tremblante sur la fin de soirée. Finis les temps d’attente entre les plats, si tant est qu’il y en avait plus d’un, à penser au programme des prochains jours, du lendemain, à la suite de la soirée, au chemin pour rentrer. A attendre l’inaccessible, à quêter comme un mendiant. A aller se recoucher dans sa pisse, finalement, au bout d’un moment. Fini le Lonely sur la table, et ses cartes aux chemins inestimables. Je sais ce que je vais faire demain. Finie l’assurance du beau temps, la dépendance subie et l’indépendance gagnée, les errements névrotiques, les siestes imposées. Cela n’a pas trop duré, mais la fin est appréciable. C’est fini. Mais pourtant j’ai du mal à m’arrêter, comme en fait aujourd’hui je sais que d’arrêter ce voyage n’était pas aussi facile et évident, que cela en avait l’air.

L’écran devient noir, et le générique commence. Le repas était fini.

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